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publié le 12/11/2018

La Russie s'invite au Théâtre de l'Epée de Bois sous la forme d'un cabaret kaléidoscopique

En ce moment, sur le somptueux plateau du Théâtre de l’Epée de Bois, se joue “Le Cabaret des trois sœurs”, une évocation de la Russie d’hier et d’aujourd’hui via son répertoire musical traditionnel confronté à la parole à vif de comédiens chanteurs vibrants. 


© Regis Duruelle

Sur le plateau nu du Théâtre de l’Epée de Bois, boisé des pieds à la tête, dans la brume d’une lumière tamisée et picturale, des silhouettes éparses et immobiles attendent de s’éveiller, de faire craquer le parquet, de se mettre en mouvement, de nous chanter leur vie, leurs rêves, leurs tourments. Et la scène de devenir une sorte de salle des pas perdus des fantômes de la Russie d’hier et d’aujourd’hui. Et l’écrin à la beauté sans âge de ce théâtre niché dans la Cartoucherie, de se faire le réceptacle de ces paroles venues d'ailleurs, de ces musiques d’antan et de maintenant portées par une troupe exceptionnelle de comédiens, danseurs, chanteurs, musiciens. Il est rare en France de voir des interprètes pratiquant différentes disciplines avec une égale excellence et c’est un régal que d’assister à ce spectacle total venu de Russie qui use d’un genre traditionnel, le cabaret, forme libertaire et contestataire dans son héritage historique (le cabaret berlinois des années 20-30), pour mieux aborder, par le biais du divertissement, questionnements existentiels individuels, problématiques artistiques intimes et collectives, notamment celle de la mainmise du pouvoir en place sur les arts au pays de Poutine.


Bruno Niver, metteur en scène de ce “Cabaret des trois sœurs” mélancolique et chatoyant, est un français exilé à Moscou depuis plus de vingt ans maintenant, intégré à la vie artistique et théâtrale de la capitale. Il a conçu ce spectacle à partir d’un travail d’improvisations avec ses comédiens, les invitant à la confidence. Collectant cette matière première pour l’écriture des monologues ponctuant la structure musicale du cabaret, il s’est aperçu de parentés étonnantes avec certaines tirades issues du théâtre de Tchekhov dont “La Mouette” et “Les Trois Sœurs” qu’il intercale avec pertinence dans l’ensemble. Car ce qui ressort de ces paroles diffractées, intenses et habitées, c’est ce sentiment d’être là par hasard, de ne pas être totalement maître de son destin, cette façon permanente d’être en proie au doute, d’être écartelé face à des choix, ce besoin de donner du sens à sa vie, à sa pratique du théâtre. Ne pas être ce que l’on voudrait être, être à côté de ses rêves, en décalage. Chacun à sa manière est en quête identitaire, tend à être lui-même, sans entraves, et l’exprime par le jeu, le chant, l’instrument qu’il pratique (violoncelle, piano, saxophone). Le point culminant de ces prises de paroles étant celle de ce jeune russe clamant avec véhémence et désespoir que l’Etat cesse d’interférer dans la création artistique, son texte faisant ouvertement écho, vidéo à l’appui, à l’affaire du réalisateur Kirill Serebrennikov. La voix de ce jeune homme devient alors celle de toute une génération et l’entendre est déchirant.


Ce qui est très beau, c’est la manière dont les voix actuelles de ces comédiens, chanteurs émérites, se mêlent aux chants traditionnels qui façonnent l’identité mouvante de ce pays complexe (chant populaire russe, chanson tzigane, chant révolutionnaire des marins, chant de l’exilé russe à Paris) et traversent l’Histoire de la Russie via images d’Epinal et répertoire musical. S’il joue avec les archétypes (la figure de la ballerine du Bolchoï, Pierrot et Colombine, le folklore vestimentaire…), Bruno Niver n’en parvient pas moins à recueillir dans son geste théâtral cette fameuse âme russe, romantique, lyrique et torturée, toujours prompte à chanter son désespoir avec panache néanmoins. Se demander “Qui suis-je ?” mais toujours la tête haute. Les voix sont superbes, les costumes tout autant, l’esthétique du spectacle est un ravissement. On suit, séduit, l’évolution des styles musicaux et des modes vestimentaires mais la beauté surannée de l’ensemble n’édulcore pas le propos, fort, qui dénonce la lutte entre deux mondes, l’ancien et le nouveau, et crie ce pressant besoin de changement. Le final est bouleversant. Et la langue russe une délectation.


[Spectacle en russe surtitré en français]


Par Marie Plantin


Le Cabaret des Trois Sœurs

Du 8 au 25 novembre 2018

Au Théâtre de l’Epée de Bois

Cartoucherie

Route du Champ de Manœuvres

75012 Paris