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Le Figaro
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Le théâtre russe entre en résistance


Par Pierre Avril 
Mis à jour le 11/11/2018 à 18h15 | Publié le 11/11/2018 à 15h36




Bruno Niver a monté Le Cabaret des trois sœurs à Moscou. Indésirable en Russie, il présente son spectacle à Paris. Une situation qui témoigne de la difficulté de jouer librement au pays de Poutine.

De notre correspondant à Moscou



Talentueuse et désenchantée, Jenia joue du piano, comme la Macha Kouliguina des Trois sœurs, mais son instrument est bien le seul lien qui puisse rattacher cette jeune femme à l'héroïne d'Anton Tchekhov. En ce moment, la Cartoucherie de Vincennes transpose le pesant univers provincial du dramaturge russe dans une Moscou contemporaine, excessive et imprévisible, qui broie méthodiquement les rêves de ses concitoyens. Le spectacle s'appelle Le Cabaret des trois sœurset en attendant une très hypothétique tournée moscovite, il trouve refuge en France. 

Elles sont sœurs de destin et seul le goût du pur spectacle les unit dans un numéro de cabaret déjanté où, entre deux pitreries, elles évoquent la difficile condition de l'artiste russe

Comme elle le dit si bien, Jenia est arrivée dans la mégalopole russe «remplie de belle musique classique» pour finalement s'échouer «dans le show-business» où l'on se contente d'actionner «trois notes» sur un clavier électrique. Sa partenaire de scène, Dacha, aime le violoncelle mais comprend aussi que sa voix envoûtante lui ouvre accès à tous les répertoires. La troisième, Tania, débarque sur scène «par hasard» avec sa valise à roulettes et, francophone affirmée, chante Barbara et Fréhel.


Fidèles à une tradition solidement ancrée dans la formation théâtrale russe, les trois femmes sont des artistes éclectiques. Elles sont sœurs de destin et seul le goût du pur spectacle les unit dans un numéro de cabaret déjanté, drôle et poignant où, entre deux pitreries, elles évoquent la difficile condition de l'artiste russe et la glaciation de la création culturelle nationale. S'agrègent au trio une authentique ballerine du Bolchoï, Lena, et un ancien jeune premier du théâtre d'État, Rouslan, lassé des planches officielles. Sur scène, les cinq jouent leur propre rôle dans la vie. Ils chantent aussi, improvisent, pleurent, dansent et font de la musique. Et communiquent leurs émotions.


Commencé avant la révolution de 1917, un siècle de références culturelles cosmopolites s'égrène, du cabaret soviétique au rock anglophone en passant par l'opéra de Brecht, le jazz des années 50 et bien sûr… la chanson française. Le tout est orchestré par le Français Bruno Niver qui s'est bien gardé d'écrire la moindre réplique à ses comédiens. Ce régisseur, qui a découvert la scène théâtrale russe à la chute de l'Union soviétique, se définit également comme poète, plasticien et vidéaste. Il appelle cela «la liberté». 


Cette liberté de créer, d'entreprendre et de jouer dans un pays où le ministère de la Culture monopolise les circuits de financement, Bruno Niver en paye le prix, avec ses comédiens


Cette liberté de créer, d'entreprendre et de jouer dans un pays où le ministère de la Culture monopolise les circuits de financement, Bruno Niver en paye le prix, avec ses comédiens. En témoignent les difficultés qu'il a rencontrées pour présenter sa générale à Moscou avant de s'envoler pour Paris. Après avoir essuyé un refus impromptu du théâtre qui devait héberger sa première, Bruno Niver donne rendez-vous à son maigre auditoire dans un atelier d'artiste underground, invisible de la rue. Sur l'un des murs dépourvus de la moindre fenêtre, est affichée une photographie du rocker Tsoï, emblème punk de la perestroïka, auquel le metteur en scène Kirill Serebrennikov consacre son film Leto (L'Été), présenté le printemps dernier à Cannes. Inculpé de détournement de fonds dans une affaire que ses partisans affirment montée de toutes pièces, Serebrennikov est assigné à résidence depuis plus d'un an. Son procès a débuté le 25 octobre et Bruno Niver lui rend hommage dans son cabaret.

 

«Machine de fer infernale»


«Il est incompréhensible de voir un pays qui s'ouvrait autant se refermer aujourd'hui à l'identique. Normalement, la vie commande d'aller de l'avant mais les gens, eux, regardent uniquement en arrière», s'étonne le quadragénaire. Des cinq comédiens, le garçon, Rouslan, est le plus révolté sans savoir s'il emprunte sa conduite à sa propre expérience ou au personnage de Pierrot lunaire qu'il incarne. Autrefois promu à une grande carrière au théâtre Satiricon, ce garçon de 27 ans a été licencié pour avoir emprunté les chemins de traverse hors du fameux Théâtre de répertoire, cette «machine de fer grossière et infernale» subventionnée par l'État et qui monopolise la création. «Nous qui sommes jeunes et prenons des risques, nous exigeons un monde nouveau, nous voulons que l'État cesse de se mêler de l'art», s'époumone-t-il sur scène. 

Logiquement, le désespoir mène au suicide et tous les personnages du cabaret s'y adonnent à leur tour. Mais les couteaux et les pistolets sont de pacotille. Jenia et ses deux sœurs ratent leur mort comme elles ont raté leur vie, mais qu'importe. Sur scène, entre deux larmes, elles s'amusent, et nous avec. C'est cela aussi, l'âme russe.

Le Cabaret des trois sœurs est présenté jusqu'au 25 novembre au Théâtre de l'épée de bois à la Cartoucherie, (Paris XIIe), du jeudi au samedi à 20 h 30, samedi et dimanche à 16 heures. Tél.: 01 48 08 39 74 et www.epeedebois.com